
Depuis le retour en force du gin ces cinq dernières années, l’eau tonique connaît elle aussi une renaissance triomphale. Les nouveaux producteurs le commercialisent en déclinaisons plus séduisantes les unes que les autres, pour le plus grand plaisir des connaisseurs, lesquels se concoctent ainsi des gin tonics sur mesure. Cette évolution paraît aussi logique que légitime puisque l’eau tonique constitue les trois quarts d’un gin tonic. Le gin n’est donc pas le seul ingrédient clé dans l’élaboration de ce long drink.
En dépit des développements passionnants survenus lors des cinq années passées, l’eau tonique avait déjà été soumise à d’incessantes modifications au cours des décennies. Par exemple, suite aux guerres et au progrès technologique, sa formulation s’est transformée. L’histoire de cette boisson gazeuse fascinante mérite véritablement d’être examinée de plus près.
L’histoire de l’eau tonique remonte aux environs de 1825. À l’époque, les puissances européennes exploitaient leurs colonies; entre autres, les soldats britanniques envoyés en Inde y étaient la proie de maladies tropicales comme la malaria. Pour en soulager les symptômes, les médecins de l’armée prescrivaient alors de la quinine, une substance extrêmement amère. La quinine est une poudre cristalline soluble dans l’eau, obtenue à partir du quinquina, l’écorce d’un arbre tropical scientifiquement appelé «cinchona». Les officiers diluaient cette poudre dans l’eau, mais son goût laissait plutôt à désirer. Ils y ont par conséquent ajouté du sucre et, plus tard, de l’eau gazeuse. Ainsi est née l’eau tonique. Au cours des années suivantes, elle allait se voir de plus en plus souvent associée au gin. Comme le rhum, le gin faisait alors partie des grands classiques très appréciés de l’armée britannique et était consommé en quantités astronomiques par rapport aux normes actuelles.
Toutefois, les propriétés thérapeutiques de la quinine avaient déjà été découvertes bien auparavant, et décrites pour la première fois en 1638. À cette époque, la comtesse de Chinchón, l’épouse du vice-roi espagnol du Pérou, avait contracté la malaria. Les Incas lui apportèrent le fébrifuge, ce qui n’empêcha toutefois pas leur peuple d’être anéanti par les Espagnols. En l’honneur de la comtesse, l’arbre médicinal fut ensuite rebaptisé «cinchona».
Uniquement originaire du Pérou, le quinquina faisait fureur en Europe, mais l’exportation de ses semences avait été interdite. En raison de la forte demande dans les colonies, son prix a continué d’augmenter (à un moment, la poudre de quinquina avait acquis la même valeur que l’or!) et l’arbre a failli disparaître. Enfin, en 1862, le contrebandier Charles Ledger a réussi à exporter des graines du pays. Il les a vendues au gouvernement néerlandais, lequel a mis sur pied d’immenses plantations à Java, en Indonésie.
Jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale, 95% de la production mondiale de quinquina provenait d’Indonésie. Mais en hiver 1942, les Japonais ont attaqué le pays et pris le contrôle de l’approvisionnement en pétrole pour assurer leur machine de guerre. La disponibilité de la quinine s’est trouvée entravée. Les Américains étant confrontés à la malaria dans certaines zones de guerre, le gouvernement américain a confié à ses scientifiques la mission de découvrir une autre source de quinine. Les chercheurs sont finalement parvenus à synthétiser la substance convoitée et à assurer ainsi l’approvisionnement des troupes. La quinine naturelle ayant presque disparu, les producteurs d’eau tonique ont eux aussi adapté leur formule en recourant à la quinine synthétique, qui avait l’avantage d’être nettement moins onéreuse.
Au cours des décennies suivantes, la quinine de synthèse s’est finalement établie comme un des ingrédients traditionnels de l’eau tonique. À présent, grâce au récent engouement des consommateurs pour les gin tonics et à leur prise de conscience de certaines exigences en matière de qualité, la quinine naturelle, elle aussi, gagne en importance.